L’envers de l’écran

Lui : « Lorsqu’on parle ensemble, est ce que tu discutes avec quelqu’un d’autre ? »

  • Elle :- « Oui. »
  • Lui : – « Combien ? »
  • Elle : – « 8316. »

Extrait du film de Spike Jonze « Her » sortie en 2013

En introduction de mes interventions sur la question du numérique dans notre quotidien, je commence systématiquement par la phrase « A chaque époque son média de prédilection. Les médias changent mais les questions demeurent…» Ouais, je sais, je me la pète un peu, et puis j’enchaîne directement avec un amoncellement de chiffres statistiques, je réponds à des questions du quotidien des gens présents, je défends, argumente ou déconstruis les questions liées à la pratique du numérique.

Et quand l’échange (généralement très riche) se termine, j’ai la sensation qu’il me manque quelque chose, une chose que je devrais aborder mais qui est beaucoup moins palpable qu’une préconisation autour de la pratique des écrans, moins réelle qu’un contenu médiatique, moins chiffrée que du temps passé devant un portable ou une console….

Je me refais souvent le film de la soirée, les réactions, les visages des participants, les malaises et les non-dits…

Et j’ai cherché le point commun entre tous ces visages, et je me suis enfin dit : « Mais, nom d’un pixel ! C’est évidentLa question des émotions est un paramètre à prendre en compte ! Tu ne peux pas aborder les choses simplement d’un point de vue technologique ou organisationnel Pierre ! »

Car face à cet angle de vue, il y a l’humain avec son lot d’émotion et toute sa singularité.

Anxietatem

Une première émotion que je lis sur les visages des individus est l’anxiété ; je devrais donc plutôt commencer par une phrase comme « Nous vivons à une époque d’anxiété, et la société nous fournit un panel de situations, d’objets et de lieux qui s’empressent de déclencher nos peurs. »

Ensuite, je devrais développer la question de la peur, expliquer que ce sont les phobies : ces peurs irrationnelles qui, en quelques secondes, nous plongent dans un univers flippant prenant leur source dans l’histoire de l’évolution. Bref, je devrais commencer par le début !

Je ferais l’inventaire de ces phobies tout en expliquant que la majorité d’entre elles correspond à une ou plusieurs catégories: phobie du sang ou des blessures, phobie des insectes et des animaux de l’environnement naturel et phobie des situations dangereuses.

Que ce sont ces phobies qui ont permis à nos ancêtres à survivre. Si vous étiez un homme ou une femme des cavernes et que vous voyiez un énorme serpent ramper vers vous, vous ne perdriez sûrement pas de temps pour décider si votre vie est en danger ou pas. Vous attraperiez votre massue et assommeriez directement l’animal ou seconde option (la mienne) prendriez vos jambes à votre cou.

Selon les chercheurs (qui cherchent toujours d’ailleurs), « Les phobies sont ancrées dans cette décision primitive: combattre ou fuir.»

Il y a des signaux d’alerte (comme le sifflement d’un serpent) qui sont des informations qui parviennent directement aux amygdales, deux petites amandes sur les côtés du cerveau.

Stimulez les amygdales, la terreur intervient. Danger, danger!

Mais la même information voyage aussi vers le cortex préfrontal (ne pas confondre avec le boss de Crash Bandicoot) qui le transfère aussi vers les amygdales. Le message peut très bien être: « Détends-toi, boulet, c’est juste une couleuvre » ou « Tu avais raison : c’est une vipère! »

Vous me direz : « Mais c’est quoi le lien entre numérique, les réseaux sociaux, les écrans et les différentes émotions comme l’anxiété, la peur….!? »

C’est bon j’y viens, j’y viens, ne décrochez pas !

Laissez-moi vous parler des phobies qu’engendre l’utilisation de ces outils numériques.

Prenons par exemple la nomophobie (peur de ne pas avoir son téléphone portable prêt de soi) ne pas confondre avec la neuneuphobie…

La nomophobie touche la dépendance au téléphone. Nomo est l’abréviation de “no-mobile” lorsque l’on n’arrive pas à trouver son portable, quand la batterie est déchargée ou quand il n’y a pas de réseau.

Le terme “phobie” est peut-être un peu exagéré dans ce cas mais les symptômes sont reconnaissables.

D’ailleurs si on remonte dans l’histoire de l’humanité quand notre homo erectus a peur du serpent, les sensations qui opèrent sont des sensations de peur, d’inquiétude, de panique ou malaise, palpitations cardiaques, sueurs (mains moites, bouffées de chaleur…) voire de tremblements.
Maintenant, refaites-vous la scène quand vous perdez votre portable…

78% des 14-25 ans et 70 % des + de 25 ans avec qui je discute m’avouent être incapables de se séparer de leur téléphone même pour quelques minutes (au lit, dans la salle de bain, aux WC…).

E que s’apelerio Connexio

Ce qui est marrant dans l’étymologie du mot « connexion » emprunté au latin connexĭo c’est le concept de “lien” et “enchaînement” dérivé de conectere (« lier ensemble », « attacher », et encore « enchaîner ») et composé de co- et de nectere“nouer” et apparenté à nexus “noeud”1.

Bref attacher, nouer, enchaîner, lier…

Autant de termes qui ramènent à soi et à notre relation aux autres mais vous pouvez aussi l’interpréter comme un joli programme pour une soirée BDSM.

Laissez moi vous présenter la seconde anxiété sociale générée par le numérique et les écrans : le FoMO, acronyme de l’anglais “Fear of missing out” je traduis par “le flip de rater un truc”.

C’est une sorte d’anxiété caractérisée par la peur constante de manquer une nouvelle importante ou un événement quelconque donnant une occasion d’interagir socialement.

Et devinez quel est le nouvel outil pour interagir socialement ? Bingo ! Les téléphones mobiles, le réseautage social numérique !

Vous vous connectez à Twitter ou Instagram soixante-dix fois par jour juste pour avoir la certitude de ne pas passer à côté d’une info importante ou d’un délire collectif ?

Vous scrollez de manière frénétique dans un sens puis dans un autre vos applications ? Vous hastaguez fougueusement et même parfois comme un zombie vous attendez le rafraîchissement de vos différentes pages ? Vous êtes victime du FoMO.

Avec l’utilisation croissante de l’internet et son lot d’hyper-connexion, une certaine proportion d’internautes développe une accoutumance psychologique d’être en ligne, ce qui peut mener à une anxiété d’être hors connexion, s’exprimant sous la forme de « peur de manquer quelque chose ».

L’illusion d’être heureux

L’antithèse du FoMO est le JoMO ou « Joy of Missing Out » c’est à dire « la joie de ne pas savoir ». La capacité et/ou la volonté à se déconnecter du flux d’information et de la relation produit par l’internet.

L’émotion, toujours l’émotion, encore l’émotion…

Les réseaux sociaux sont un miroir fidèle de notre société ; il vous est possible aujourd’hui de tout mettre en scène, d’informer vos amis sur le contenu de votre assiette et, derrière votre écran, inquiet parfois mais toujours en attente, vous guettez le moindre signe « vues » ou « likes »qui mesurera le thermomètre de votre égo.

Le rythme effréné pour alimenter le storytelling 2 de votre vie en version augmentée 2.0 de votre petit quotidien va finir par vous rendre fou ou dépressif…A.C. Brooks, chroniqueur au New York Times, le résumait parfaitement : « Nous passons désormais, pour les plus atteints d’entre nous, la moitié de notre temps à prétendre être plus heureux que nous le sommes, et l’autre moitié à regarder comme les autres semblent l’être bien plus que nous » .

Les FoMO et les JoMo ont un point en commun même si les uns souffrent sans trouver de solution et les seconds souffrent en se faisant violence ! C’est le sentiment de déprime qui est en alerte !

Quelques études commencent à pointer le sentiment de déprime qui devient parfois envahissant face à cette scénarisation de l’excellence permanente via les réseaux sociaux et pas uniquement chez les ados.

Nous fantasmons sur ces aperçus mirifiques de la vie des autres, surtout quand la nôtre semble tellement ordinaire.

Ajoutons à cela dans nos milieux professionnels ou personnels, une armada d’arguments marketing pour allez « mieux » via plusieurs supports comme la littérature, les applications, les coaches de vie nous vendant la pleine conscience… On nous entraîne, on améliore, on optimise nos vies quotidiennes en développement personnel et pensée positive pour gaver notre narcissisme déjà bien obèse !

Ce coaching social et psychologique vient à mon sens créer un effet pervers qui donne l’illusion d’une émancipation personnelle mais si on gratte un peu, c’est le masque d’une dépendance qui s’affiche alors.

Je le répète : ce ne sont pas les écrans ou la pratique de ces derniers qui rendent malheureux.

Il ne faut pas confondre l’outil et l’usage.
Vous avez un terrain propice dès lors que vous soyez un ados mal dans sa peau (c’est un pléonasme non?), un jeune adulte en mal d’affection, un salarié subitement au chômage, des parents frôlant l’aliénation tellement leur enfant prend de la place ou un couple qui ne va plus très bien…

Si vous êtes équipés et connectés voire hyper-connectés, vous subirez les effets pervers de cette mise en scène de soi.

Motus animi

Évolution ou régression ?

Le monde dans lequel nous vivons est à la fois en mouvement et ankylosé.

Cette mutation produit des changements comme toutes évolutions techniques, chaque invention a son lot de bouleversements positifs ou négatifs mais celles-là apportent des perceptions d’un monde encore inconnu et vient camoufler des émotions telles que le manque, l’incertain, la solitude, l’ennui…

La présence des technologies connectées est comme un puits sans fond, une chute volontaire, sans jamais trouver le moyen de remonter à la surface car toute tentative nous confronte brutalement à ce que cette technologie nous permet de fuir. Exit l’attente d’une réponse, c’est maintenant et tout de suite ; mail pro non-stop, SMS familiaux, selfie amical… il suffit d’appuyer sur un bouton.

Aujourd’hui, nous n’utilisons pas la technologie, nous vivons avec elle. L’interaction avec la technologie implique les émotions, l’intellect et les sens..

Dans mon article « Orange Numérique 3» je parlais de la possibilité d’extérioriser son intimité dans la sphère publique grâce à ces outils multimodaux tout en se cachant derrière l’écran, et j’indiquais que cela induisait de nouvelles formes d’expression et de mise en scène de soi. De nombreuses lignes de démarcation s’estompent et des phénomènes se produisent : entre oral et écrit, entre sphère publique et sphère privée, entre amateurs et professionnels, entre espace confiné et liberté d’expression.

En fin de compte, tout cela ne fait que révéler notre besoin matérialiste et rapport étroit à l’objet, et montre que nous ne saurions envisager nos vies sans nos smartphones puisque ce sont eux qui font notre existence et si nous enlevons l’outil du numérique et le lien que nous avons avec appareils connectés alors s’enclenche un processus émotionnel.

Le numérique amplifie un trouble qui se caractérise par une crainte sociale qui a toujours existé : l’exclusion et la peur de ne pas être aimé. L’amour, bordel !Ce sentiment amer de sentir qu’il nous manque quelque chose dont les autres profitent. Cela commence comme une petite sensation qui grandit puis finit par nous envahir au point d’avoir besoin d’être en permanence connecté pour ne pas passer à côté de quoi que ce soit.

Savoir que nos amis vont vivre une chose ou ont un meilleur plan que nous fait que la sensation de louper quelque chose nous envahit. Ce sentiment que nos vies sont moins intéressantes que celle des autres.

Les téléphones portables et l’instantanéité des réseaux sociaux numériques ont fait de ce sentiment d’alerte-peur le compagnon de vie de nombreuses personnes.

Nous sommes globalement pris au piège.

Nous avons de plus en plus besoin d’Internet et des réseaux sociaux mais nous avons de plus en plus conscience de leur impact négatif sur notre bien-être, il est temps de réagir…

Oscar Wilde disait : « – Soyez vous-même, tous les autres sont déjà pris ».

Sur ce je vous laisse j’ai 2 saisons sur Netflix de retard a regarder pour pouvoir spoiler auprès de mes amis sur FB.

Clic !

Pierre Khattou

Merci à Christel Monnerie pour sa contribution.

1Source wikipédia

2Le storytelling (en français la mise en récit1 ou l’accroche narrative) est une méthode de communication fondée sur une structure narrative du discours qui s’apparente à celle des contes et des récits.

3http://khattoupierre.unblog.fr/2018/07/18/orange-numerique/

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